dimanche 3 juillet 2016

Vieillir


Quand j'étais toute petite, ma vie tournait autour de trois dates : Noël, mon anniversaire, ma fête. Trois événements, trois occasions d'avoir des cadeaux. La vie est simple pour les enfants. Évidemment, il y avait d'autres dates importantes : Pâques pour les chocolats, les vacances scolaires pour aller chez ma mamie, le jour de l'An pour pouvoir se coucher tard. Et puis j'ai grandi. Je me suis intéressée à d'autres choses que ma petite personne. Mon frère et mes parents avaient eux aussi leurs dates importantes. Et puis, il y avait les fêtes commerciales, celles dont tout le monde parle. Chez nous on fêtait tout ce qui pouvait se fêter : anniversaires, fêtes, anniversaires de mariage et de fiançailles, fête des mères, fête des pères, Saint-Valentin... Ça en faisait des dates à retenir!
Quatorze février, trente avril, deux juin, treize juin, vingt-deux novembre, vingt-cinq décembre... Des gâteaux, des cadeaux, des bougies... Des repas, des fêtes, des rires...
Et puis j'ai encore grandi. À cette collection d'événements familiaux sont venues s'ajouter les dates historiques, celles qu'on apprend à l'école. Huit mai, dix-huit juin, quatorze juillet, onze novembre... Cortèges, commémorations, jours fériés...
J'ai fondé une famille. Un mari, deux enfants, deux beaux-parents... De nouveaux anniversaires, de nouvelles fêtes. Vingt-et-un août, seize novembre, vingt-deux juin, trente-et-un octobre...
Mon frère a fait de même. Une femme, des enfants... Encore des dates. Vingt-sept avril, quinze août, trente janvier, vingt-deux février...
J'ai vieilli. Des gens sont morts. Treize septembre, trente juillet, vingt-neuf avril...
J'ai trente-neuf ans. Chaque mois, il y a quelque chose dont je dois me souvenir. Chaque souvenir me ramène quelques années en arrière.
Ma nièce est née un vendredi. C'était le dernier jour de mon stage de moniteur-éducateur, j'ai appris sa naissance par un sms reçu alors que je me trouvais dans le hall d'entrée d'un Institut Médico-Éducatif quelque part dans le Tarn.
Ma mère est morte un lundi, comme mon père. Comme mon beau-père aussi. J'aime pas les lundis.
Je suis née un samedi. Ce soir-là, mes parents devaient aller à un bal. Finalement, ils sont allés à la maternité, je suis née, et mon père est allé au bal tout seul pour annoncer qu'il venait d'avoir une fille!
AZF a explosé le vendredi vingt-et-septembre 2001 à 10h17. J'étais en cours et je rêvais d'une pause café/clope, je venais tout juste de regarder ma montre en soupirant. Il y a eu comme un bruit sourd, puis un souffle, et puis... BOUM! Les grandes vitres de la salle ont volé en éclats, il y a eu des hurlements, une bousculade, nous sommes tous sortis précipitamment de l'école. Après le moment de sidération, je suis rentrée chez moi, calmement, de toute façon l'école était toute cassée, inutile de s'attarder.
Des dates et des souvenirs, j'en ai plein. Une date, un événement, un lieu, un nom. Et puis des images, des bruits, des émotions. Des souvenirs précis, d'autres flous, des sensations diffuses ou des images brutes.
Chaque mois qui commence amène son cortège de dates à retenir. On fête, on commémore, parfois on oublie.
Je vais vieillir, mes enfants vont grandir. Ils vont vivre des choses eux-aussi : diplômes, mariages (j'espère), naissances (j'espère encore plus fort)...
Ceux qui m'entourent vont mourir. Encore des dates, encore des pierres à graver.
Et puis un jour je serai vieille. Une vieille mamie toute ridée toute fripée. Comme toute bonne vieille mamie qui se respecte, je ferai des confitures et tricoterai de la layette pour mes petits-enfants, si je n'ai pas trop d'arthrose. Et comme toute bonne vieille mamie qui se respecte, il faudra me répéter trois fois que la semaine prochaine c'est l'anniversaire de Sidonie, la deuxième fille de mon fils (et non la première fille de ma fille). Moi, pendant ce temps, j'essaierai désespérément de me souvenir du prénom du premier mari de ma fille, celui qui était si gentil, parce qu'il me semblera que c'est bientôt son anniversaire. Perdue dans mes pensées, je n'écouterai pas mon fils égrener pour la énième fois les prénoms et anniversaires de ses sept enfants (sept enfants et quatre mères différentes, quelle idée de tomber si souvent amoureux aussi!). Il me dévisagera, inquiet, me demandera comment s'appelle le plus jeune de ses fils puis, devant mon hésitation, froncera les sourcils, et je devinerai dans ses yeux (qu'il a fort beaux) le spectre d'Alzheimer.
Soyez indulgents avec vos vieux parents. Ils ont tant et tant de souvenirs, tant et tant de dates à retenir, qu'il leur faut parfois du temps pour retrouver le bon moment au bon endroit. Il faut fouiller, dépoussiérer, retourner des vieilles choses. Et puis, parfois, au milieu des images, des sons et des émotions, certains prénoms disparaissent, certaines dates s'effacent, engloutis par la marée montante des choses de la vie...
Soyez gentils, n'accusez pas Monsieur Alzheimer tout de suite, n'invoquez pas la sénilité, acceptez juste que parfois, les vieux ont la mémoire qui déborde de trop de choses.

2 commentaires:

  1. Belle Illustration Florence de tous ces souvenirs à se souvenir.
    Je vais te suivre

    Véronique

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  2. Merci Florence ! Ah, les vieux..Prendre le temps...Nous apprenons aussi tant de choses sur nous-mêmes en les côtoyant, en les soignant, en les accompagnant..nous nous découvrons,parfois, des qualités insoupçonnées... JL

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