Je suis assise dans un fauteuil et j'attends. J'attends quoi? J'ai
oublié. Sans doute un repas, mais je ne sais plus lequel. Pas grave, pas
important.
En face de moi, le mur. Sur le mur, des photos. Je les regarde
attentivement. Des bébés joufflus, des enfants souriants, une photo de
mariage... Qui sont tous ces gens? Je scrute chaque visage, à la
recherche d'un indice. Le gros bébé, à gauche, ressemble vaguement à ma
petite-fille Élodie quand elle était petite. Le blondinet, au milieu,
avec son pull à rayures, on dirait bien le petit Paul... Mais Paul a au
moins trente ans maintenant, si ce n'est plus... Donc ce n'est pas
lui... Son fils peut-être? Et là, cette photo de mariage? La mariée est
belle, très belle même, aussi belle que pourrait l'être Cassandra...
Quant au marié, non, vraiment, son visage ne me dit rien. Je ne le
connais sans doute pas. Depuis combien de temps n'ai-je pas vu
Cassandra? Elle passait tous ses étés chez nous quand elle était petite.
Le jardin était son terrain de jeux, elle y avait construit une cabane
avec ses cousins. Des étés de rires, de clafoutis aux cerises et de
courses à vélo dans le petit bois. Et puis les petits-enfants ont
grandi, et j'ai vieilli. Charles est parti il y a longtemps déjà. Le
crabe a grignoté ses poumons et sa vie. Cinquante-quatre ans d'amour.
Quel vide il a laissé derrière lui! De mamie-gâteau je suis passée à
mamie-ronchon. Les douleurs du veuvage et de l'arthrose ne sont pas les
compagnes idéales quand on veut rester une gentille grand-mère.
Les petits-enfants ont grandi. Les études, les mariages, les enfants...
Et mes enfants sont devenus grands-parents à leur tour. À eux maintenant
les rôles de mamie-tricot et papi-bricole, moi je suis devenue la
Vieille, celle qui est trop vieille pour s'occuper des enfants, trop
vieille pour les faire sauter sur ses genoux, trop vieille pour leur
faire de bons gâteaux. Je suis devenue la Vieille dans sa vieille
maison, avec son vieux chat, ses vieux meubles et ses vieux souvenirs.
La vieille qui pue le vieux.
La dépendance a fait irruption sans que je m'y attende. À défaut de
recevoir les visites de la famille, j'ai reçu celles des soignants.
Aides à domicile, infirmières, kinés... Je n'avais presque plus rien à
faire, juste à rester assise dans mon vieux fauteuil à attendre le ding
dong de la prochaine visite. Reposant... et mortellement ennuyeux.
L'étape d'après, en toute logique, c'était la maison de retraite. Parce
que la Vieille était trop dépendante, parce que c'était trop risqué de
rester seule dans cette grande maison, parce que je serais mieux ici...
Tu parles! Ils m'ont bien eue sur ce coup!
Ils m'ont acheté des meubles neufs, plus petits, plus fonctionnels, et
m'ont demandé d'y caser l'essentiel de ma vie. Ils m'ont acheté des
vêtements neufs, parce que les miens sentaient trop le vieux. J'avais
une grande et vieille maison, j'ai maintenant une petite chambre neuve.
J'avais des robes uniques, cousues de mes mains, j'ai maintenant des
vêtements fabriqués en série par des gens que je ne connais pas.
Ils m'ont installée ici avec mes meubles et mes vêtements neufs, fiers
d'eux, fiers du sacrifice financier qu'ils faisaient pour la Vieille,
alors que je ne leur avais rien demandé, et ils sont repartis. Ils sont
venus me voir tous les jours, puis toutes les semaines, puis tous les
mois... Et maintenant, une fois de temps en temps... Parce qu'ils sont
loin, parce qu'ils sont occupés, parce qu'ils ont du travail... Parce
qu'aller voir la Vieille qui pue le vieux dans sa prison pour vieux,
c'est pas très glamour comme sortie dominicale.
Mais ils pensent à moi, ils me le répètent à chaque fois. D'ailleurs,
ils m'amènent des photos. Des photos de bébés joufflus, de blondinets
souriants et de mariages auxquels je n'ai pas été invitée. Ils
m'envoient des faire-part de naissance et des cartes postales de
destinations lointaines... Espagne, Martinique, Inde... Ils me parlent
de leur boulot, de leurs gosses, de leur vie... Mais ils ne me parlent
pas de la mienne.
Sur le mur en face de moi, je regarde leurs vies. Leurs vies dont je ne
fais plus partie. Je regarde ces enfants que je ne connais pas et dont,
en toute sincérité, je me moque éperdument. Je vais bientôt mourir. Je
n'ai pas particulièrement peur, je ne suis pas particulièrement triste.
J'ai fait mon temps, c'est tout.
Je voudrais revivre mon passé, pas vivre le présent des autres. Je voudrais qu'on me laisse m'enfermer dans mes souvenirs.
Je voudrais respirer le parfum de Charles, caresser le bois de ma
vieille armoire, écouter les chansons de mes vingt ans, manger du
clafoutis aux cerises, revoir les gens et les lieux que j'ai aimés, pas
ceux que je n'aurai pas le temps d'aimer.
Laissez-moi repartir en arrière, et continuez sans moi. Ne soyez pas
tristes... Je serai tellement plus heureuse ainsi, dans les sensations
du passé.
Tant de beaux souvenirs, tant de joies surannées, tant de bonheur
oublié... Les rires... les clafoutis... les mains de Charles... les
boucles blondes de mon petit garçon...
PS : en vrai, je ne suis pas assise dans un fauteuil. Je suis assise sur une chaise de bureau et j'attends que mon chat quitte mes genoux pour aller faire à manger.
Beau texte rempli d'émotions: en le lisant à voix haute;j'ai failli pleurer..
RépondreSupprimerTrès touchant. Merci pour ce texte.
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