dimanche 25 novembre 2018

Des cancers et des morts

Ils s'appelaient Max, Elisabeth, Jean-Louis, Hélène, Manuela, Michel, Maryse, Killian, Jacques, Marianne, Françoise...
Morts. Ils sont tous morts.
Ils étaient jeunes, vieux, très jeunes, pas très vieux…
Ils avaient des parents, des enfants, un époux, une épouse, des frères, des sœurs, des amis…
Morts. Ils sont tous morts.
Et, à chaque fois, les mêmes mots pour le dire.
Il s'est battu comme un lion. Elle a rendu les armes. Il nous a quittés. Elle est partie. C'est fini.
Morts. Ils sont tous morts.
Des mois, des années de lutte. Chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie, chirurgie, espoir, douleur, peur, récidive… Mort.
Morts. Ils sont tous morts.
Des mots. Tellement de mots. Des mots d'espoir, de fatigue, de combat, de sédition, de découragement, de désespoir. Et des mots de fin. Mais pas de happy end.
Morts. Ils sont tous morts.
Et il y a ceux qui restent. Les parents, les enfants, les époux, les épouses, les frères, les sœurs, les amis. Ceux qui ont espéré, prié, pleuré. Pour rien ?
Il y a l'après. Les cérémonies, les enterrements, les prières, les crémations, les cortèges, les larmes, les remerciements, les deuils. Et le manque.
Morts. Ils sont tous morts.
Il y a, comme de douloureuses piqûres de rappel, toutes ces dates et périodes fatidiques. Octobre rose, Toussaint, Movember, Noël, fêtes, anniversaires. Sans eux.
Et puis, la vie. La vie encore. La vie toujours. La vie et l'envie. Et la maladie, encore. C'est reparti pour un tour. La vie, la maladie, la mort. Encore et toujours.
Morts. Nous serons tous morts.   

dimanche 14 octobre 2018

Les gants

J'ai froid.
J'ai peur.
Je ne comprends pas ce qu'il m'arrive.
Je suis assise au bord du lit, dans cette chambre plongée dans la pénombre, et j'attends. Mais ce lit n'est pas le mien. Je ne connais pas cette chambre. Et je ne sais pas ce que j'attends.
Deux petits coups discrets frappés à la porte. Je tends l'oreille. J'entends des bribes de voix dehors. Des voix que je ne connais pas. Je retiens ma respiration.
Deux autres petits coups, un peu plus forts. Ils viennent pour moi. La porte s'entrouvre doucement. Je devine une tête.
- Je peux entrer?
Je ne sais pas. Je ne sais pas qui est cette femme. Je ne sais pas ce qu'elle veut. Silence. Je regarde la tête, puis le corps de la femme qui vient de parler. Un corps habillé de blanc. Je dois être à l'hôpital.
- Je suis Elsa, l'aide-soignante. Je viens pour vous aider à faire votre toilette.
Elle vient m'aider. Moi. Mais pourquoi?
Elle entre. Elle n'allume pas la lumière, et je la distingue à peine. Derrière elle, j'entends une autre voix, plus grave. Un homme.
- Ça ira? Tu veux que je reste?
- Oui, ça ira, on va prendre notre temps. J'appelle si j'ai besoin.
Pourquoi ça n'irait pas? Pourquoi devraient-ils être deux? De quoi ont-ils peur?
- Je vais ouvrir les volets, on y verra plus clair.
Bonne idée. Ainsi je pourrai la regarder. Et regarder autour de moi. Elle appuie sur un bouton, les volets remontent lentement. Et je la découvre. Toute de blanc vêtue, cheveux impeccablement coiffés en chignon, sourire avenant. La jeunesse arrogante de ceux qui savent ce qu'ils ont à faire.
Et moi? Moi, rien. Je suis assise au bord du lit, j'ai froid et j'ai peur.
Elle me tend la main. Je la saisis et me redresse péniblement. Elle ne cesse de sourire et de parler. C'est énervant tous ces sourires et tous ces mots. Je voudrais qu'elle se taise. Ses mots m'empêchent de réfléchir.
Elle m'entraîne vers la salle de bain. Elle a déjà préparé mes vêtements. Une robe bleue que je n'aime pas, et un pull que j'aime encore moins. Elle a l'air sûre d'elle. Moi, j'hésite. Elle parle, elle sourit, et tout en parlant et en souriant, elle enfile des gants.
Des gants. Je me souviens. L'infirmière était gentille. Elle avait une belle robe blanche et une petite coiffe. Elle nous parlait et nous souriait. Et entre un sourire et un mot doux, elle avait enfilé des gants. Après, je ne sais plus. Quand je me suis réveillée, l'infirmière était partie. J'étais seule. J'avais froid. J'avais peur. Et maman n'était plus là. Maman n'a plus jamais été là. Quand le camp a été libéré, je l'ai cherchée. Pendant des jours, des semaines, des mois. Et puis, j'ai arrêté de la chercher. Parce qu'elle était morte. Parce que tout le monde était mort.
Les gants. La femme en blanc approche sa main gantée de moi. Je la repousse. J'ai froid. J'ai peur. Elle me sourit, elle me parle. Mais je sais que les sourires et les mots sont trompeurs. Je sais qu'elle essaie de m'amadouer. Je sais qu'elle veut m'endormir. Et je sais qu'à mon réveil, je serai de nouveau toute seule, et j'aurai froid et peur.
Elle sourit encore, et sa voix doucereuse se veut apaisante. Mais ça ne marche pas. Ça ne marchera pas deux fois. Alors je la repousse, encore, et plus fort. Et je pleure, je crie, je hurle ma colère et ma peur. Et elle, la femme en blanc, la femme avec ses gants, elle essaie encore, avec ses mots et ses sourires, elle essaie toujours, elle persévère, mais je ne la laisse pas faire, je la repousse encore et encore, et je crie, et je la frappe, oui, je la frappe, parce que je n'ai plus que ça, les coups, pour me défendre, parce que j'ai peur, parce que je ne veux pas qu'elle me touche, pas elle, pas avec ses gants. Et elle, elle crie aussi, elle appelle à l'aide, et j'entends des pas, une course, une porte qui s'ouvre, et une voix d'homme, la voix de tout à l'heure, et je le vois, lui, l'homme en blanc, et j'ai peur, ils sont deux maintenant, et moi je suis toute seule, toute seule face à eux, et ils sont en blanc, ils sont forts, ils sont plus forts que moi, j'ai peur...
Et puis... rien. Une pause. Le silence. La femme aux mains gantées est sortie de la salle de bain. L'homme en blanc est là, face à moi. Il ne parle pas. Il ne sourit pas. Il me tend la main.
Il ne porte pas de gants. Je m'effondre. J'ai froid. J'ai peur. Maman n'est plus là. Mais je ne suis plus toute seule. Il est là, avec moi, l'homme qui n'a pas de gants. Il est là, avec moi, et il ne me fera aucun mal. 

vendredi 21 septembre 2018

"Ma belle"

J'avais une vie.
J'avais des parents, bien sûr, et des frères et une soeur.
Oui, ça, je m'en souviens.
Un mari et des enfants...
J'avais une maison, avec un jardin...
Tout ça, je m'en souviens aussi.
J'avais un chat. Il était roux.
J'avais tout ça...
Et maintenant?

Maintenant, je ne sais plus. Mes parents, mes frères, ma soeur, mon mari, mes enfants, mon chat... Où sont-ils? Et qui sont tous ces vieillards autour de moi?
Ma maison, où est-elle? Quelle est cette chambre qui n'est pas la mienne? Pourquoi ce lit aux draps blancs et ce placard fermé à clé?
Et cette jeune femme, debout face à moi, dans sa tenue blanche immaculée, qui est-elle? Elle me sourit, elle me parle doucement, elle m'appelle "ma belle"... Elle semble tellement gentille...
Moi, je suis par terre, j'ai mal, j'ai peur. Et elle...
Elle, elle est debout, elle est jeune, elle est forte, elle va m'aider... Mais en attendant, elle me sermonne gentiment...
"Ma belle, il ne faut pas vous lever toute seule, c'est dangereux... Vous auriez pu vous faire très mal... Heureusement que je passais par là... Ne bougez pas, je vais vous aider... Mais il faut me promettre de rester assise après hein!"
Oui, oui, je promets... je promets tout ce que vous voulez... mais pitié, relevez-moi, aidez-moi... pitié...
Alors elle me relève, la belle et douce jeune femme en blanc. Elle me relève, elle m'installe dans mon fauteuil, et elle me parle, elle me susurre des mots doux, elle caresse mes cheveux, elle m'embrasse... Elle est tellement gentille...
"J'ai beaucoup de travail vous savez ma belle. Alors il faut me promettre de ne pas bouger hein... Parce que vous savez, si tout le monde fait comme vous, si tout le monde se lève et tombe, je vais jamais pouvoir revenir vous voir, je n'aurai pas le temps... Alors il faut rester dans votre fauteuil, d'accord? Vous promettez ma belle? C'est pour votre bien... Mais promis, je reviens vous voir dès que j'ai fini."
Oui, oui, je promets, je promets tout ce que tu veux, mais pitié, reviens, redis moi des mots doux, rassure-moi, console-moi... Pitié, reviens, je serai sage en attendant... je promets... je promets tout ce que tu veux... pourvu que tu reviennes...

J'avais une vie. Des parents, des frères, une soeur, un mari, des enfants, un chat, une maison. J'avais une vie mais je ne sais pas ce qu'elle est devenue. Je sais juste que je suis là, dans cette maison inconnue, dans cette chambre qui n'est pas la mienne, avec ces vieux que je ne connais pas. Je suis là, je suis perdue, et elle est là, la jeune femme en blanc, la jeune femme qui reviendra... si je suis sage... si je me tiens tranquille... si je ne bouge pas... Oui, elle reviendra, et elle sera gentille...
Et je serai sage...
Je promets.

mercredi 8 août 2018

La plage aux camélias

Aujourd'hui était une belle journée.
Aujourd'hui, après le boulot, j'ai filé à Quiberon. Une heure et demie de bouchons, non pour voir la mer, mais pour participer à un atelier d'écriture avec Sophie Tal Men. Ça devait bien faire vingt ans que je ne m'étais pas prêtée à ce jeu, et j'y ai retrouvé un plaisir intact. La consigne était simple : l'auteure nous montrait une photo (une fleur de camélia sur du sable) et nous dictait une liste de mots (pluie, chamade, sable, battre, dégouliner, anesthésie).
Nous devions nous inspirer de la photo et placer au moins deux mots dans le texte que nous avions vingt minutes pour écrire. Top chrono, c'est parti!
Après ça, nous étions libres de lire notre texte... ou pas. J'ai beaucoup aimé écouter les textes des participants, j'ai été intimidée au moment de lire le mien, et j'ai été épatée par la bienveillance de l'auteure. Je n'ai qu'une hâte, recommencer!



La plage aux camélias



Rien. Je ne reconnais rien. Ni la plage, ni la mer, ni la ville, ni l'homme qui m'accompagne. Il dit s'appeler Edmond. Il dit qu'il est mon mari depuis plus de soixante ans. Soixante-quatre ans exactement. Je le regarde attentivement. Il est grand, très grand. Je dois lever la tête pour pouvoir le regarder dans les yeux. Mais peut-être est-ce moi qui suis petite? Je ne sais pas. D'ailleurs je ne sais même pas qui je suis, moi. Qui est cette femme dégoulinante de pluie sur cette plage inconnue? Et qui est cet homme qui la regarde amoureusement?
Ses yeux sont bleus. Ses cheveux sont clairs et rares. Il a sans doute été blond. Un grand blond aux yeux bleus... C'est d'un banal!
Je souris. Il me sourit en retour. Son sourire est rassurant. Je ne sais pas qui il est ni qui je suis mais je sais que j'aime son sourire.
J'aime ses mains aussi. Des mains longues et fines, qui contrastent étonnamment avec ses épaules carrées. Des épaules de bûcheron et des mains de pianiste. J'essaie d'imaginer à quoi pourrait ressembler son antonyme. Un corps fluet et des mains de bûcheron.
Je souris encore. Il me sourit en retour.
Je rougis et baisse les yeux. Je regarde le sable, mes pieds nus, et les siens. Il porte des chaussures noires. Le grand blond avec des chaussures noires. J'ai presque envie de rire maintenant. Pourtant la situation n'a rien de risible. Je suis une femme inconnue, avec un homme inconnu, sur une plage inconnue. Non, vraiment, il n'y a pas de quoi rire.
Il me parle. Sa voix est douce, il a un accent qui chante et qui sent bon la lavande. Mais comment un accent peut-il sentir la lavande?
J'imagine la lavande. Je ferme les yeux et inspire profondément. Je sens les battements de mon coeur s'accélérer. Ça fait comme un vertige, une agréable sensation de... de... de quoi exactement?
Je rouvre les yeux. Ses yeux ne me quittent pas, sa voix continue son murmure chantant. Il dit qu'il m'aime, qu'il m'a toujours aimée, qu'il m'aimera toujours.
Il est beau, ce grand blond aux yeux bleus et aux chaussures noires. Il est beau et doux et aimant. Si nous n'étions pas déjà mariés depuis si longtemps, je crois que je pourrais en tomber amoureuse.

- Je m'appelle Edmond Camélia, tu t'appelles Joséphine Camélia. Nous nous sommes rencontrés ici, sur cette plage de Quiberon, il y a soixante-cinq ans exactement. Souviens-toi mon amour.

Je me souviens. Mon coeur bat la chamade.
Je me souviens. Nous nous aimons.
Je me souviens. 

samedi 9 juin 2018

La cerise sur le gâteau

Tu aurais eu 70 ans dans quelques jours. 70 ans, c'est encore jeune.
Tu serais grand-père six fois. Je te raconterais en riant les dernières péripéties de tes petits-enfants. Tu me parlerais de ton jardin et de ton chien.
Au lieu de ça, rien.
J'ai reçu il y a quelques mois un courrier de l'hôpital. Ta veuve, ta charmante veuve, avait légèrement "oublié" de payer un supplément chambre individuelle. Plus quelques autres broutilles. J'ai appelé l'hôpital, un peu déconfite. C'est quoi ce bordel? C'est quoi cette facture qui se pointe la bouche en coeur presque six ans après ta mort? Explications laconiques. La veuve ne répond pas aux courriers, on s'adresse aux enfants. La facture doit être acquittée, point. Ironie de l'histoire, la veuve est morte chez eux. Dans leur hôpital. Mais ils ont continué à lui envoyer des relances. L'administration dans toute sa splendeur. Forcément, elle n'a pas répondu. En toute logique. Forcément, ils ont cherché les enfants. Et hop, facture! Six ans après, ça fait un peu mal. Surtout pour ça. "Supplément chambre individuelle". C'est vrai que pour un homme en fin de vie, la chambre individuelle, c'était un grand luxe. Surtout quand on se souvient de ton voisin de chambre. Un vieux monsieur dément qui passait ses nuits à se lever pour attraper les télécommandes. Celle de la télé, celle du lit. Ça l'occupait. Il appuyait sur un bouton au hasard, la télé s'allumait. Un autre bouton, le lit se redressait. Ça le faisait marrer. Bizarrement, toi, tu te marrais pas trop. Les mourants n'ont pas d'humour, c'est bien connu. Alors bon, la chambre individuelle, quand on est en fin de vie, non, c'est pas du luxe.
La veuve? Disparue. Morte. Et incinérée. Comme le reste. On a sauvé les photos de famille, les vieux disques et quelques livres. Ce que tu nous avais donné de ton vivant. Elle a gardé le reste. Tout le reste. Tes meubles. Ceux de notre mère. Ceux de nos grands-parents, paternels et maternels. Ton chien, qu'elle n'aimait pourtant pas. La vaisselle. Les livres. Les bibelots que nous avions toujours connus à la maison. Toutes ces affaires d'avant. Tous ces objets de notre enfance. Elle a tout gardé. Et nous, on n'a rien dit. Parce que trop anéantis. Parce que trop fatigués. Parce que trop, tout simplement.
Avant ta mort, on n'y pensait pas. Après ta mort, on pensait à autre chose.
Elle a refait sa vie. Et elle est morte. A peine deux ans après toi. 
Tes affaires? Parties à la déchetterie. Elle a légué tout ce qu'elle avait à une voisine, la voisine a fait le vide et a déménagé dans la foulée. J'ai rencontré cette femme. À ses yeux, nous étions des monstres d'égoïsme qui avions abandonné la veuve de leur père. Je n'ai pas eu le courage de démentir. À quoi bon raconter l'alcool et les mensonges?
Et voilà. Il ne reste plus rien.
Alors, cette facture, comment dire? C'est un peu la cerise sur le gâteau. Une cerise amère sur un gâteau indigeste.
Seule solution, la renonciation à succession. Ça me fait doucement rigoler. Mais bon, au point où on en est. J'ai donc officiellement renoncé à une succession qui n'a jamais eu lieu. J'ai renoncé à ce qui a disparu depuis longtemps. De toi, il ne reste que les photos, tes disques, et quelques livres. Je n'ai pas besoin de plus. C'est la voisine qui va devoir régler la facture. Et peut-être d'autres, qui sait? Elle va encore dire que nous sommes des monstres.
Mais sincèrement, je m'en fous.

mercredi 4 avril 2018

Dans ma peau

Tu as mis différentes lunettes pour simuler la cataracte, la DMLA et autres joyeusetés.
Tu as mis des bouchons d'oreille pour simuler la baisse d'acuité auditive.
Tu as mis un tas d'orthèses pour simuler l'arthrose et la limitation de mouvements.
Munie de ces appareillages, tu t'es glissée dans la peau d'une personne âgée. Tu as essayé divers mouvements : t'asseoir, te lever, te coucher, marcher, lever un bras. Des mouvements que tu fais naturellement, simplement, tous les jours. Et tu t'es rendu compte que là, subitement, tout était plus compliqué.
Tu as essayé de repérer les objets posés devant toi : une assiette, un verre, des couverts, une serviette. Mais tout était flou et terne, et tu ne reconnaissais plus rien.
Tu as écouté ce que les gens qui t'entouraient disaient. Mais tu n'entendais pas bien, leurs mots te semblaient lointains et tu ne parvenais pas à suivre le fil de leur conversation.
Tu as poussé l'expérience un peu plus loin en acceptant d'être aidée. Aide aux transferts et aux déplacements, aide à la prise du repas, aide à l'habillage. Tu as trouvé ça difficile, ça allait trop vite, tu étais gênée dans tes mouvements, et tu ne comprenais pas toujours ce qu'on te demandait de faire.
Au bout d'une vingtaine de minutes à la sauce "personne âgée", tu as enlevé les lunettes, les bouchons d'oreilles et les orthèses. Et tu as dit "je comprends mieux".
Je suis contente que tu aies essayé. Mais si tu le veux bien, et si tu es joueuse, continuons un peu tu veux bien?
Remets tes trucs et tes machins, là, et poussons un peu plus loin l'expérience.
Installe-toi dans ce fauteuil. N'aie pas peur, il est confortable. Tu vois la télé en face de toi? Bien sûr que tu la vois, c'est un grand écran, tu ne peux pas le rater. Bien. Allume-la et sélectionne une chaîne. Quoi? Tu ne trouves pas la télécommande? Rhooooo, c'est bête hein!
Allez, je t'aide, je te la donne... Ah oui, les boutons sont tout petits, tu as remarqué? Pas simple hein? Bon, je suis sympa, je t'aide encore. Quelle chaîne tu veux? La première? Tu es sûre? Non parce que là, c'est le journal, et franchement, les nouvelles ne sont pas bonnes en ce moment, il y a encore eu un attentat... Je vais plutôt te mettre la chaîne musicale, tu vas voir c'est sympa. Quoi? Tu n'aimes pas? Oui mais c'est pour ton bien, ça va te détendre un peu tu verras...
Bon, de toute façon c'est l'heure du repas. Installe-toi dans le fauteuil roulant, je vais t'amener à table. Regarde, je t'aide à te lever, n'aie pas peur. Donne-moi tes mains. Allez, debout! Je te fais mal? Oups, pardon, mais je veux juste t'aider moi! Bon, essaie encore. Voilà, tu y presque. Reste debout surtout, ne retombe pas. Je t'avance le fauteuil. Oui oui, je sais bien que tu ne le vois pas, mais il est juste derrière toi, je t'assure. Je t'aide. Assieds-toi. Mais assieds-toi je te dis! Voilà. Tu vois, c'est pas si compliqué! Ah, tu avais peur? Eh oui...
Allez, c'est parti, on n'est pas en avance. Non, ne remets pas tes pieds devant, tu vas tomber! Quoi? Je vais trop vite avec le fauteuil? Ben oui mais bon, on n'est pas en avance hein!
C'est bon, regarde, on y est. Hop, à côté de Germaine et en face de Léon, c'est ta place. Tu n'aimes pas Germaine? Ah bon, pourquoi? Elle mange avec ses mains et en met partout? Oui, c'est vrai. Mais fais un effort, il faut être tolérant, c'est ça la collectivité. On n'a pas toujours le choix dans la vie. Non, tu ne peux pas changer de table. Parce qu'ici, c'est la table des mixés, et à côté, c'est celle des normaux. Non, ce n'est pas toi le mixé. C'est ton repas.
D'ailleurs, regarde, tu es servie. Qu'est-ce que c'est? Oh ben j'en sais rien moi, j'ai pas eu le temps de regarder le menu, on était en retard! C'est des légumes et de la viande. En mixé. Mange, ça a l'air bon. Quoi? Tu veux arrêter l'expérience? Mais... ça fait même pas une heure! Et tu n'as même pas goûté ton plat! Tu en as marre? Déjà? Vraiment? Quel dommage, on n'a même pas essayé le reste... La toilette express, les vêtements que tu ne choisis pas toi-même, la proximité imposée, le bruit, les conversations dont tu es exclue... et tout le reste...
Tu vois, c'est ça mon quotidien. Tous les jours, toutes les heures. Pas seulement vingt minutes. Toi, tu as fini l'expérience, tu enlèves tes bidules et hop, tu redeviens toi-même. Mais pour moi, ce n'est pas une expérience, c'est ma vie. Et je ne peux pas enlever mes bidules et redevenir moi-même. Parce que mon moi-même, c'est ça. Tu comprends mieux maintenant?

dimanche 11 mars 2018

Mens sana in corpore sano

Je ne veux pas me lever. Il est encore trop tôt, le soleil n'est pas levé, lui, alors pourquoi devrais-je le faire?

Je ne veux pas me laver. Je ne suis pas sale, je ne l'a jamais été, et puis pour le peu que je bouge!

Je ne veux pas manger. Je n'ai pas faim, et puis on mange toujours pareil. De la purée, de la soupe, de la bouillie.

Je ne veux pas m'asseoir. Je veux marcher.

Je ne veux pas sortir prendre l'air. Je suis bien, là, dans ce fauteuil, qu'irais-je faire dehors?

Je ne veux pas prendre ce médicament. Il a mauvais goût et ça me rend malade.

Je ne veux pas parler. Je n'ai rien à dire, et puis ça ne sert à rien.

Je ne veux pas me déshabiller. Je vais avoir mal, et froid, je le sais.

Je ne veux pas me coucher. Je n'ai pas sommeil, il est bien trop tôt. 

Je ne veux pas...

Et toi, le soignant, qu'est-ce que tu fais de tout ça? Tu me le demandes, mi-amusé mi-désabusé. Tu veux que je te dise?
Toi, le soignant, j'aimerais que tu t'adaptes. Que tu négocies. Que tu diffères. Que tu temporises. Que tu me proposes autre chose, autrement. Et même, parfois, que tu renonces. Parce que ça n'est pas si urgent. Ni si important. Parce que ça peut être fait à un autre moment. Avec une autre personne. Dans un autre endroit. D'une autre façon.
Parce que c'est mon rythme que tu dois respecter, et non le tien. Parce que c'est mon corps, mon sommeil, mon appétit, mon envie. Ma peur aussi. Parce que c'est ma maison. Parce que si ce n'est pas maintenant, ce sera plus tard. Parce que si ce n'est pas avec toi, ce sera avec quelqu'un d'autre.

Toi, le soignant, tu veux que ton travail soit bien fait. Tu veux que je sois bien propre et bien nourrie. Tu veux que je sois bien dans ma tête et dans mon corps (et dans mes vêtements et dans ma chambre aussi). Mens sana in corpore sano. Toi, le soignant, tu veux t'occuper de moi. Et tu y mets du tien. Tu te donnes du mal pour faire les choses de la bonne façon. À ta façon.
Mais moi, je ne veux pas. Ce n'est pas contre toi, ni contre moi. C'est juste que ta façon n'est pas la mienne.

Viens. Assieds-toi à côté de moi. Laisse-moi te raconter. Je vais te parler de moi, de ce que j'aime et de ce qui me fait peur. Je vais te parler de ma vie d'avant, avant ici, avant toi. Je vais te parler d'une femme que tu ne connais pas. De moi, il y a dix ans, vingt ans, cinquante ans. Je vais te raconter ma maison, ma famille, et même mes recettes. Je vais te raconter mon travail, mes enfants, et mes chansons préférées.
Et demain, quand tu reviendras me voir, tu me chantonneras du Moustaki et je me lèverai avec le sourire. Tu me sortiras la jolie robe bleue boutonnée devant et je la mettrai avec plaisir. Tu me proposeras une cuillerée de miel dans mon fromage blanc et je le mangerai avec délice.

Demain, tout sera différent, parce que tu me regarderas autrement. Tu me regarderas avec mes yeux.

dimanche 4 février 2018

Journée mondiale contre le cancer... #Fuck

Demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne...

Demain ça fera onze mois et quinze jours, Manuela.
Demain ça fera un an, Hélène.

Demain, ça fera cinq ans, six mois et six jours, Papa.
Demain, ça fera dix-huit ans, quatre mois et vingt-trois jours, Maman.

Des années, des mois, des jours... et des morts.

Demain, dès l'aube, il y aura d'autres morts. D'autres larmes.
Demain, dès l'aube, il y aura d'autres orphelins. D'autres veufs, d'autres veuves. D'autres parents qui perdront leur enfant.

Demain, dès l'aube, il y aura aussi d'autres vies, d'autres sourires.

Parfois, je relis vos blogs, Hélène et Manuela. J'y retrouve votre sourire et votre regard. Et même, en fermant les yeux, je peux y entendre votre voix. La voix douce et chantante d'Hélène, la voix grave et sincère de Manuela.

Parfois, je regarde les photos de mes parents. J'y retrouve mes souvenirs et les leurs. Le Maroc de ma mère, les vendanges de mon père. Et même, en fermant les yeux, je peux presque imaginer leur présence rassurante toute proche de moi. Presque.

La vie continue. Avec d'autres rencontres, et d'autres morts. D'autres sourires et d'autres larmes.
La vie continue. Sans vous. Mais avec vous quand même. Avec vos souvenirs. Avec votre sourire. Avec notre amour.

mercredi 31 janvier 2018

Courir en rose... ou pas

Pour Hélène et Manuela, parce que vous nous manquez.

Isabelle est motivée. Ce matin elle a couru une heure, et c'était bien. Elle sent qu'elle s'améliore, elle court plus vite, plus longtemps, et elle trouve ça plaisant. Alors c'est décidé, elle se lance. Elle va tenter une course, une vraie, avec dossard et foule et classement. Justement, ça tombe bien, une "course rose" est organisée le mois prochain dans sa région, pourquoi ne pas s'y inscrire? Un petit 10 kilomètres, c'est faisable, et puis c'est pour la bonne cause. Un clic, deux clics, trois clics, et la voilà presque inscrite. Encore un dernier clic et elle pourra prendre le départ, en rose, pour une course rose, au milieu de femmes en rose, au profit de la campagne "Octobre rose". Tout ce rose, ça lui donnerait presque la nausée... Le rose c'est gai, girly, mignon, féminin... Bref, tout le contraire du cancer du sein, et du cancer en général.

Isabelle pense à son amie Marie. L'annonce de son cancer. Le choc. La colère. Les traitements, longs, douloureux. Les examens. L'attente. Le verdict. L'opération. La douleur. La reconstruction. La douleur encore. Les larmes. L'accalmie. La récidive. Les traitements, encore. La douleur, toujours. La peur. Et maintenant? Maintenant, Marie attend. Les prochains examens, le prochain verdict. Marie attend et elle a peur. Non, le cancer n'est pas rose.
Isabelle pense aussi à sa tante Françoise, qu'elle n'a que brièvement connue. Elle revoit ses yeux fatigués, son foulard bariolé et ses robes amples qu'elle portait pour cacher les cheveux et les seins qu'elle n'avait plus. Elle revoit les sursauts de sa mère dès que le téléphone sonnait un peu tard. Elle revoit la tristesse de son petit cousin. Elle revoit cette journée d'été, une belle journée ensoleillée, une journée bien trop belle pour un enterrement. Non, le cancer n'est pas rose.
Elle revoit sa cousine Sophie, la fille de Françoise. Sophie et son humour à deux balles qui fait quand même rire tout le monde, Sophie et ses histoires de boulot qui font pleurer tous ceux qui n'ont pas ri à ses blagues, Sophie et son abruti de caniche qui la suit partout. Sophie et sa double mastectomie préventive. Non, le cancer n'est définitivement pas rose.

Maintenant, Isabelle hésite. Le rose, finalement, ça n'est pas si mignon que ça. Un clic, deux clics, trois clics, et la voilà partie à la recherche d'infos sur la campagne d'Octobre rose. Elle tombe sur des blogs de femmes malades, sur des articles de presse, sur des forums de soutien. Elle tombe également sur des campagnes passablement ridicules, des messages pailletés qui lui filent la nausée et de jolis commentaires dégoulinants de rose et de bons sentiments. Elle tombe sur plein de choses plus ou moins utiles, elle lit, clique sur un lien, lit autre chose, clique encore... Au hasard de ses clics, elle tombe sur ça, et ça. Elle commence à voir rose (vous le sentez venir le jeu de mots pourri?). Et puis elle tombe sur ça. Là, elle voit rouge! Une malade attaquée par une asso pour les malades, c'est un peu fort de café quand même!
Isabelle soupire et ferme tous les onglets ouverts, sauf un. Elle se retrouve sur le site de la course rose à laquelle elle veut s'inscrire. Elle hésite un peu, le doigt en l'air, il ne reste qu'un clic pour finaliser l'inscription. Cliquera? Cliquera pas?
Elle regarde par la fenêtre. Dehors, elle voit la forêt toute proche. Les grands arbres et leurs bruissements de feuilles, les brindilles qui craquent sous ses baskets, l'odeur du sous-bois... Le calme et le silence, la douche et le thé brûlant quand elle rentre... C'est tout ça qu'elle aime quand elle court. Quel besoin a-t-elle d'aller se déguiser en bonbon rose et d'aller se mêler à des centaines d'autres bonbons roses pour courir sans plaisir dans la ville et le bruit? Besoin de faire un geste? De se donner bonne conscience? De soutenir une cause sans même savoir où ira véritablement son don?
Finalement, Isabelle clique sur la petite croix en haut à droite de l'écran et éteint son ordinateur.

Tiens, et si elle appelait sa cousine Sophie pour lui proposer un resto?

Edit : l'association Courir pour elles a publié un communiqué de presse, à lire ici, et son bilan financier 2014-2015, à consulter ici.
Une petite chose pour finir. Dans le communiqué de presse stipulant que la plainte contre Manuela Wyler serait retirée après accord du Conseil d'Administration, il est utilisé sept fois le mot "diffamer" (ou des variantes telles que diffamation, diffamatoire...). Pour info, la définition de diffamer, d'après le Larousse, est la suivante : chercher à perdre quelqu'un de réputation en lui imputant un fait qui porte atteinte à son honneur, à sa considération. Donc réclamer des comptes, c'est diffamant. OK. Je note.

PS : d'autres blogueurs en ont parlé, ici et ici, ici et ici. C'est vachement bien écrit, et même parfois c'est drôle. Moi je sais pas faire drôle, j'y arrive sur plein de trucs mais pas avec ce sujet, c'est con. De même que je sais pas dire aux gens qu'ils sont fantastiques, je suis un peu trop timide/pudique/maladroite pour tout ça... alors bon... voilà... Parmi les blogs cités dans ce billet, y a trois nanas que j'ai eu la chance de rencontrer... et vraiment, elles sont chouettes. Alors franchement, le cancer... Fuck.

PS : Hélène et Manuela étaient de vraies belles personnes.
Isabelle, Marie, Françoise et Marie, par contre, sont des personnages fictifs. Elles n'existent pas en vrai. Je préfère préciser hein, on sait jamais...