samedi 9 juin 2018

La cerise sur le gâteau

Tu aurais eu 70 ans dans quelques jours. 70 ans, c'est encore jeune.
Tu serais grand-père six fois. Je te raconterais en riant les dernières péripéties de tes petits-enfants. Tu me parlerais de ton jardin et de ton chien.
Au lieu de ça, rien.
J'ai reçu il y a quelques mois un courrier de l'hôpital. Ta veuve, ta charmante veuve, avait légèrement "oublié" de payer un supplément chambre individuelle. Plus quelques autres broutilles. J'ai appelé l'hôpital, un peu déconfite. C'est quoi ce bordel? C'est quoi cette facture qui se pointe la bouche en coeur presque six ans après ta mort? Explications laconiques. La veuve ne répond pas aux courriers, on s'adresse aux enfants. La facture doit être acquittée, point. Ironie de l'histoire, la veuve est morte chez eux. Dans leur hôpital. Mais ils ont continué à lui envoyer des relances. L'administration dans toute sa splendeur. Forcément, elle n'a pas répondu. En toute logique. Forcément, ils ont cherché les enfants. Et hop, facture! Six ans après, ça fait un peu mal. Surtout pour ça. "Supplément chambre individuelle". C'est vrai que pour un homme en fin de vie, la chambre individuelle, c'était un grand luxe. Surtout quand on se souvient de ton voisin de chambre. Un vieux monsieur dément qui passait ses nuits à se lever pour attraper les télécommandes. Celle de la télé, celle du lit. Ça l'occupait. Il appuyait sur un bouton au hasard, la télé s'allumait. Un autre bouton, le lit se redressait. Ça le faisait marrer. Bizarrement, toi, tu te marrais pas trop. Les mourants n'ont pas d'humour, c'est bien connu. Alors bon, la chambre individuelle, quand on est en fin de vie, non, c'est pas du luxe.
La veuve? Disparue. Morte. Et incinérée. Comme le reste. On a sauvé les photos de famille, les vieux disques et quelques livres. Ce que tu nous avais donné de ton vivant. Elle a gardé le reste. Tout le reste. Tes meubles. Ceux de notre mère. Ceux de nos grands-parents, paternels et maternels. Ton chien, qu'elle n'aimait pourtant pas. La vaisselle. Les livres. Les bibelots que nous avions toujours connus à la maison. Toutes ces affaires d'avant. Tous ces objets de notre enfance. Elle a tout gardé. Et nous, on n'a rien dit. Parce que trop anéantis. Parce que trop fatigués. Parce que trop, tout simplement.
Avant ta mort, on n'y pensait pas. Après ta mort, on pensait à autre chose.
Elle a refait sa vie. Et elle est morte. A peine deux ans après toi. 
Tes affaires? Parties à la déchetterie. Elle a légué tout ce qu'elle avait à une voisine, la voisine a fait le vide et a déménagé dans la foulée. J'ai rencontré cette femme. À ses yeux, nous étions des monstres d'égoïsme qui avions abandonné la veuve de leur père. Je n'ai pas eu le courage de démentir. À quoi bon raconter l'alcool et les mensonges?
Et voilà. Il ne reste plus rien.
Alors, cette facture, comment dire? C'est un peu la cerise sur le gâteau. Une cerise amère sur un gâteau indigeste.
Seule solution, la renonciation à succession. Ça me fait doucement rigoler. Mais bon, au point où on en est. J'ai donc officiellement renoncé à une succession qui n'a jamais eu lieu. J'ai renoncé à ce qui a disparu depuis longtemps. De toi, il ne reste que les photos, tes disques, et quelques livres. Je n'ai pas besoin de plus. C'est la voisine qui va devoir régler la facture. Et peut-être d'autres, qui sait? Elle va encore dire que nous sommes des monstres.
Mais sincèrement, je m'en fous.

2 commentaires:

  1. triste rappel à votre souvenir!
    je vous comprends tout à fait

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  2. Merci pour vos textes, si beaux et si vrais.

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