lundi 12 septembre 2016

Vous allez souffrir!

Elle n'a pas cinquante ans et elle va mourir. Le sait-elle? Pas sûr. Ses enfants le savent-ils? Non. L'oncologue le sait-il? Sans doute que oui. Pour l'heure, elle vient d'entrer à l'hôpital pour, officiellement, y passer quelques examens et "se requinquer", comme elle l'a annoncé à sa fille. N'importe qui peut deviner à la vue de cette femme amaigrie et marquée que le cancer a gagné. Il a grignoté les poumons, petit bout par petit bout. Il a marqué le corps, cerné les yeux, affaibli tout l'organisme. Il se prépare pour le coup de grâce, le grand final, l'apothéose. N'importe qui peut voir cela, sauf la jeune fille, qui ne voit que sa mère qui se bat, qui croit encore que c'est possible, même après neuf mois de traitements, même quand on pèse trente-cinq kilos.
Ce matin, c'est la visite de l'oncologue. Il est ici en terrain conquis, dans son service, avec ses patients.
"Madame F., j'ai eu les résultats de votre scintigraphie, c'est pas bon, vous avez des métastases osseuses localisées sur la hanche, ce qui explique vos douleurs. Je vais vous prescrire quelques séances de radiothérapie."
La femme réagit à peine. Trop fatiguée, trop douloureuse, trop mourante.
La fille comprend. Sa mère a perdu et elle va perdre sa mère. La chimiothérapie, la radiothérapie, l'espoir d'une rémission, la rechute... la fin.
L'oncologue, lui, ne comprend rien. La femme a un cancer, il s'occupe des cancers, ça tombe bien. Il s'occupe des maladies mais pas des malades, et encore moins des familles de malades. Alors la femme et son regard fatigué, la fille et son regard désespéré, ça n'est pas son problème.
Il sort de la chambre comme il y était entré : vite.
La jeune fille lui emboîte le pas, il faut qu'elle lui parle, il faut qu'elle comprenne. C'est quoi ces métastases? Et le poumon, il en est où? Et la radiothérapie, ça va servir à quoi? Silence à peine gêné, suivi de quelques confuses explications. Non, il ne va pas guérir sa mère, la maladie est trop avancée, il va juste "gagner du temps". La fille ne comprend pas. Gagner du temps, quand on souffre à ce point, ça sert à quoi, sinon à souffrir plus longtemps? Si la radiothérapie ne peut pas guérir sa mère, pourquoi la lui infliger, pourquoi ne pas la laisser tranquille? Monsieur le docteur, l'oncologue, le chef de service, a devant lui une jeune effrontée qui ose remettre en question son avis. Quel toupet!
Alors, furieux, il retourne dans la chambre de la mourante, se plante devant elle et, sur un ton parfaitement méprisant, lui assène cette tirade mémorable :
"Vous refusez le traitement que je vous propose? Vous croyez mieux savoir que moi? Vous êtes médecin peut-être? Très bien, puisque vous refusez la radiothérapie, vous ne l'aurez pas. Mais je vous préviens Madame, vous allez souffrir, les métastases osseuses ça fait très mal, et il ne faudra pas venir vous plaindre ni compter sur moi pour vous prescrire des antidouleurs, je vous aurai prévenue!"
Et il ressort aussitôt, laissant à leur stupeur la mère et la fille qui n'ont même pas eu le temps de répondre.

Madame F. est morte dix jours plus tard. Elle a en effet beaucoup souffert, malgré la morphine prescrite par un autre médecin (un peu moins con, un peu plus humain) du service.

Madame F. était ma mère.

10 commentaires:

  1. tout mon soutien! mon papa est parti d'un cancer lui aussi, malgré l'unité de soins palliatifs et les soignants très présents, il n'a pas été épargné. mais j'ai de la colère envers cet oncologue....

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  2. Je vous comprends nous venons de perdre une amie ...soins absurdes...le cancer vole votre vie certains médecins vous volent votre mort...

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  3. Je vous comprends nous venons de perdre une amie..acharnement absurde...le cancer vole votre vie, certains médecins volent votre mort...

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  4. Le cursus pour etre medecin est chargé, mais un peu de psycologie, ou apprendr el'empathie ca leur ferait pas de mal!

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  5. En vous lisant, je revis ce que j'ai vécu avec maman . abominable ! et ma mère n'a même pas eu de morphine ..quand j'avais demandé à ce qu'elle souffre moins le docteur m'a demandé si je voulais tuer ma mère ! Sans commentaire ! je vous laisse imaginer mon état ....

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  6. J'ai la chance d'avoir connu un autre genre de médecin.

    Quand ça a été la fin, quand l'équipe médicale a clairement déterminé que les soins, quel qu'ils soient, ne prolongeraient pas la vie au delà de quelques semaines, voir un ou deux mois, semaines vécues dans la souffrance permanente, cette même équipe, médecins en tête, nous a expliqué ce qu'elle nous proposais de faire à nous, les proches, parce que notre parent n'était plus en état de prendre des décisions. Ils nous ont dis qu'on allait arrêter tous les soins douloureux. Qu'au contraire on allait tout faire pour arrêter la douleur. Quitte à ce que cela écourte la vie (la morphine peut entraîner des arrêts respiratoires).
    Ca a été dur pour nous, les proches, parce que du jour au lendemain on cessait une lutte acharnée contre le cancer mais surtout contre ses à coté, comme les escarres. Et qu'il fallait capituler devant tout ça. On savait bien que ça se produirait un jour, mais on espérait, peut-être inconsciemment, que notre veille 24h/24h, nos heures passées à le mobiliser, à traquer les débuts d'escarre, à le distraire, tout ça tenait la mort au loin.
    On a accepté parce que c'était ce qu'il fallait faire, parce que l'équipe nous l'a expliqué avec gentillesse et douceur, parce que ce qui comptait c'était le bien-être de notre malade.
    Et quand il est mort, ça a été sans douleur, sur un lit le plus confortable possible, avec nous à ses cotés. Et l'équipe nous a aidé pour la suite.

    Je peux expliquer la faute de ce médecin. Sous pression, en permanence dans le combat contre la maladie. Je suppose qu'on ne l'a jamais formé au deuil, que son combat permanent c'est sa manière de fuir ses perpétuelles défaites face à la mort qui sont le quotidien du médecin.

    Ou alors c'était un sale c0n.
    Cas auquel puisse-t-il vivre des moments intéressants.

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  7. Je ne sais pas si ce médecin manquait totalement de compassion ou s'il était tellement en difficulté avec ce volet-là de son taf qu'il faisait de la merde mais quoi qu'il en soit on devrait former mieux et obligatoirement tous les médecins et d'ailleurs l'ensemble des soignants à la communication avec les patients et les familles. Et on ne devrait pas permettre à ceux qui ont des comportements non adaptés d'exercer. Ça a peut-être changé mais je n'ai jamais vu de médecin sanctionné lors de ses études pour ce genre de motif, ce n'est absolument pas acceptable.
    J'ose espérer que ce monsieur proposait la radiothérapie à titre antalgique, mais même si c'est le cas il aurait dû être en capacité de contenir ton angoisse, de t'expliquer les raisons de ce choix, d'en discuter (quitte à ce que vous choisissiez ensemble finalement une autre option).
    Il n'aurait jamais dû être à ce poste, quelles que soient ses connaissances théoriques.
    Merci pour ton témoignage, c'est vraiment révoltant que vous ayez eu à vivre ça.
    J'ai l'impression que depuis cette époque les choses vont dans le bon sens, que la culture palliative a bien infusé le milieu médical mais il faut continuer de dénoncer ce genre de situations, pour que cela ne puisse plus jamais se reproduire.
    Merci encore pour tes combats, et pour ce que tu es. Tu tires beaucoup de personnes vers le meilleur d'eux-mêmes.

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